Ma contribution dans Le Cahier n°5 du REF « Les Droits Culturels et Poétiques autour de la Méditerranée : Témoignages | Analyses | Résistances », co-produit par le REF (Réseau Euromed France) et les Instants Vidéo Numériques et Poétiques.

Marc Mercier

Il me semble difficile d’aborder le sujet des droits culturels et poétiques autour de la Méditerranée sans se confronter à la question de la traduction. Ton expérience singulière pourrait nous aider à mieux en appréhender quelques enjeux à la fois culturels et politiques. En effet, nul ne peut contester le fait que la langue est utilisée par certains comme un outil de domination. Celui qui ne maîtrise pas l’anglais aura du mal à trouver sa place dans le grand marché planétaire qu’est devenu le monde aujourd’hui. Par ailleurs, de plus en plus de pays européens accordent un droit d’asile aux étrangers qu’à la condition qu’ils maîtrisent la langue du pays d’accueil. Or toi, dont la langue maternelle est le maltais, tu t’acharnes depuis longtemps à faire connaître et reconnaître de nombreux poètes qui écrivent dans leur langue d’origine qui est bien peu parlée en dehors de l’Île de Malte. Pour ce faire, tu t’exerces au métier de la traduction pour rendre ces œuvres accessibles au plus grand nombre. A quelle nécessité ce travail te semble-t-il répondre ?

 

Elizabeth Grech

Cette question me fait penser à la question du maltais en tant que langue nationale à Malte. Le maltais est une langue sémitique, minoritaire, longtemps cantonnée à l’oralité et à la sphère privée. Elle ne s’est institutionnalisée qu’à partir des années 1930 aux côtés de l’anglais, l’autre langue officielle de Malte. Ces dernières années, il y a eu de nombreuses polémiques et débats autour de sa place dans la société maltaise. Comme le dit Bernard Micallef, directeur du département du maltais à l’Université de Malte, le maltais est doublement menacé : non seulement le Politique mais aussi et surtout par différentes strates de la société qui ne le considèrent plus comme une langue utile et nécessaire à pratiquer. Depuis longtemps, le ministère de l’Education cherche par exemple à rendre facultative l’étude de la littérature maltaise lors du passage de l’école secondaire au lycée (‘O’ level). Plus largement, il a récemment tenté de revenir sur le caractère obligatoire de l’apprentissage du maltais, l’une des trois matières requises avec l’anglais et les mathématiques. Puis il a avancé l’idée de substituer cet apprentissage par l’étude du maltais comme langue étrangère pour les étrangers et les maltais uniquement anglophones, voire d’institutionnaliser des niveaux d’apprentissage. Les auteurs, les éditeurs, le département du maltais de l’Université résistent comme ils le peuvent à ces tentatives de réduire l’importance de du maltais au profit de l’anglais.

Je suis convaincue que les deux langues – maltais et anglais – peuvent cohabiter sans que l’une soit nécessairement supplantée par l’autre. Je donne ce contexte pour expliquer les raisons pour lesquelles il est à mon avis important d’écrire en maltais, ma langue maternelle, et d’encourager les jeunes à expérimenter avec leur langue, la garder vivante à l’oral comme à l’écrit. Traduire le maltais vers d’autres langues est aussi un enjeu crucial. Dans mon cas, c’est vers le français car en France la littérature maltaise contemporaine est méconnue. C’est une manière de contribuer, à mon niveau, à valoriser le maltais et de participer à ce mouvement de résistance. Je traduis pour faire connaître l’effervescence créative et culturelle actuelle, pour tenter de rendre accessible le travail des écrivains et poètes maltais au-delà des frontières de l’île. La traduction est la clé de l’échange. Les maltais ont aussi besoin d’accéder à d’autres littératures, d’autres manières de concevoir le monde pour se nourrir, pour élargir les frontières de l’île. C’est l’objectif des deux organisations de la société civile auprès desquelles je suis très engagée : Inizjamed dont la mission principale est de promouvoir la littérature maltaise mais surtout les échanges littéraires et la traduction en Méditerranée à travers notamment l’organisation d’un atelier de traduction suivi du Malta Mediterranean Literature Festival ; et HELA (Hub for Excellency in Literary Arts) qui œuvre pour le développement durable du secteur du livre, la littérature et la traduction à travers la recherche pour mieux identifier les besoins, l’organisation d’événements et résidences, le tout en cherchant d’établir des partenariats sur le plan méditerranéen et international.

MM

Il me semble que traduire, ce ne sont pas seulement des mots qui passent d’une langue à une autre, mais aussi une voix, un rythme, une musicalité, un accent, une énergie…, qui expriment au moins tout autant que le sens littéral des phrases. C’est bien entendu évident quand il s’agit de transcrire un texte littéraire, et encore plus quand on s’attelle à la traduction d’un poème. Mais c’est tout autant vrai quand des interprètes traduisent devant un juge le récit d’un migrant qui doit relater les faits dramatiques qui l’ont poussé à fuir son pays. J’ai un jour entendu le témoignage d’une avocate marseillaise, volontaire pour aider les migrants à faire valoir leurs droits, mais qui faute de moyens pour se payer un interprète, utilisait « google traduction » pour tenter de comprendre ce que son « client » lui confiait. On se rend ici bien compte à quel point la langue et la possibilité de la traduire est aujourd’hui une question de vie ou de mort. Le terme « langue morte » prend ici un sens tout à fait particulier. Ton métier ne consiste-t-il pas à rendre vivantes des langues méprisées, ignorées, considérées comme quasiment muettes ? A décoloniser les imaginaires en permettant aux gens d’exprimer dans leur langue maternelle des sensibilités singulières ? N’est-ce pas le moyen de lutter contre l’uniformisation culturelle générée par la mondialisation et donc de participer à la création d’une nouvelle mondialité respectueuse de toutes les cultures ?

EG

La traduction en général, mais surtout la traduction littéraire, est acte de création à part entière. C’est, selon moi, un travail complexe qui consiste à continuellement faire des choix, non seulement des mots, mais aussi des couleurs, des odeurs, des sons, de la consistance que l’on va donner à un texte traduit d’une langue à une autre, d’une culture à l’autre, d’un monde à un autre. Quand on traduit un texte littéraire, c’est une manière d’entrer dans la peau de l’auteur, un peu à la manière de l’acteur incarnant son rôle, pour absorber les émotions avant de les transformer dans les mots de la langue d’accueil, sans savoir à l’avance quelles formes ils prendront, quels paysages ils dessineront. Cette métamorphose comporte bien sûr certains défis à relever, dont la traduction des métaphores, du rythme, de la rime mais surtout le défi d’éviter un contresens, un malentendu. C’est en ce sens que le travail de traduction est un exercice très délicat, à fortiori pour la poésie. Comme le montre ton exemple, « google traduction » qui, comme les dictionnaires, est un outil d’aide au traducteur, ne peut remplacer ni l’interprète ni le traducteur dont le travail et les droits ne sont pas toujours reconnus. On tente toujours de brader leur travail.

Quant à la mission de rendre vivantes des langues mineures, la traduction littéraire permet, en effet, de faire vivre ces langues et par conséquent, de faire vivre les cultures dans lesquelles elles ont germé, grâce à l’échange. Ceci permet une compréhension plus profonde de ce qui anime les sociétés, les individus avec leurs rêves, leurs déceptions, leurs questions, leurs aspirations. La connaissance de ces langues permet d’ouvrir la voie à d’autres imaginaires, d’autres manières de voir le monde, d’autres silences, sons, goûts, musiques, images, sensibilités et émotions éloignés de la standardisation culturelle qui est l’un des effets de la mondialisation. En ce sens, traduire, inventer des combinaisons de mots est pour moi, contrairement aux outils dont l’objectif est de rendre ce travail mécanique, un acte de lenteur, une forme de résistance à la frénésie de la vie qui empêche de prendre du recul et, tout simplement, de vivre.

 

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